Samedi
15h30,
Paris,
Boulevard
Malesherbes:
Descendant le boulevard sur son
skate, slalomant entre les piétons, sur le trottoir, évitant les
bagnoles et les bus, sur la chaussée, effectuant quelques figures pour passer
de l'un a
l'autre, Sam est a la recherche d'une
boulangerie.
Il s'est réveillé tôt, tout à
l’heure, dans l'appartement. Krishna dormait, nue à ses côtés, elle dort, sans
doute, encore. Ca roupillait aussi du côté de Stéphane et Angèle, et il ne vit aucune trace de
Svetlana.
Alors, n'aimant pas forcément
rester en place, et désireux de jouer les lovers attentionnés, il a
décidé de sortir acheter des croissants.
Elle a bien mérité son petit déjeuner au lit, la
danoise. Je ne sais pas à quelle heure
on s'est endormi, mais
il faisait jour depuis longtemps et elle était toujours prête à re-re-remettre
ça. Il doit falloir avoir le sang chaud pour survivre dans le froid nordique...
Rentrant
un hollie, Samuel, remarque l'enseigne lumineuse d'une boulangerie. Skate, sous
le bras, il y entre accompagné du son du carillon qui fait se
retourner les 3 mamies, déjà a l'intérieur, suspendant ainsi leur
discussion passionnée sur la mauvaise réputation du quartier et ses
potins... La jeune qui fait office de caissière a l'air aussi peu
passionnée que lui par ces commérages, mais il faut bien qu'elle vive, alors elle acquiesce, puis, au bout d'un moment, lassée, elle interpelle le skateur:
"Et
pour le jeune homme, ça sera?
-Mais, Mademoiselle, s'insurge
une des vieilles a qui l'abus de colorations capillaires
donne une teinte violacée a sa
coiffure, nous étions la, avant...
- C’est
incroyable, renchérit une de ses acolytes, habillée toute fausse fourrure,
nous passer devant!
_ Y'a plus de jeunesse, ajoute
la dernière, au lifting foireux. De mon temps, on respectait les
anciens!"
Et la, contrairement a toutes
attentes, devant un Samuel médusé, la petite boulangère se rebiffe. Comme la
goutte d'eau qui fait déborder le vase dans les proverbes, ces petites
réflexions retraitées font exploser, en elle, des sentiments mêlés de
frustrations, d’humiliations, de dégoût et de colère contenus, jusqu'à présent,
grâce à la peur de perdre sa place et de tout ce qui en découle. Mais,
seulement voila, en ce samedi après-midi, ça ne passe plus. Elle en
a assez et elle le dit, elle le crie :
"Bon,
les mamies, écoutez-moi bien: ça fait bien 5 minutes que vous êtes
là, à papoter gentiment de-ci, de-ça, de tout, de rien (surtout de rien, mais
passons) et c'est comme ça tous les jours. On dirait que vous vous donnez
le mot: rendez-vous a la boulangerie, on peut discuter paisiblement là-bas,
la Elles ruminent, elles piaillent...:" On n'a jamais osé, grand
dieu, nous parler ainsi... Oh... Oh.... Ce n'est pas
possible... C'est impensable d'être aussi mal élevée... Non, mais sans blagues... Mais, vous êtes folle,
mademoiselle!... Tant de grossièretés dans une si charmante bouche.... Je suis
sure qu'elle couche avec des Arabes...
Ou bien... des Noirs... Non, vous croyez'?... Mon défunt mari a fait la guerre.... Leur faudrait une bonne guerre...demoiselle est gentille, pas trop causante, mais souriante, patiente,
gentille...
Alors,
vous venez la, chaque jour, parfois deux fois par jour, vous mettez une
demi-heure à acheter une demi baguette étant donné que vous rencontrez, ici,
vos amies. C'est normal, elles aussi, elles n'ont que ça à foutre...
PUTAIN,
VOUS FAITES TELLEMENT CHIER CHEZ VOUS? CA PUE LE RENFERMÉ OU QUOI DANS VOS BEAUX APPARTEMENTS!?
Alors,
oui, ce jeune homme est entré, et oui je lui ai demandé ce qu'il voulait.
OUI, il passe avant vous. NON, je ne respecte pas les anciens débris de votre
genre. Je ne vous ai jamais respecté, mais, maintenant je
vous le dis : « VOUS ME SAOULEZ, VOUS M’EMMERDEZ! »
Retrouvant
son calme et son sourire, après une brève respiration, elle
s'adresse a Sam:
"Et
pour le jeune homme, ça sera?"
Merde, on peut dire qu'elle a du cran cette fille.
Il est subjugué.
Le
petit troupeau de vieilles, offusqué, trépigne sur place. Elles
non plus, n'en reviennent pas. Elles sont outrées, choquées,
touchées en plein coeur.
Ignorant
les japissements et la consternation des clientes du troisième âge
qui n'en finissaient pas, la caissière, réitère sa demande a notre Samuel qui,
ayant eu une courte nuit, commence a sortir de son mutisme pour
bafouiller ceci:
" Je vou... je vou... heu... je voudrais des croi...
des croissants, s'il vous plaît..
- Bien
sur, hurle-t-elle afin de couvrir les braillements de protestation des
mamies. Des croissants. Vous avez de la chance, aujourd'hui c'est
la maison qui offre. Vous avez entendu, les grand-mères?"
Et,
elle commence a prélever les croissants de la vitrine pour les ranger
dans un grand sac a pain. Elle dévalise, tranquillement, le stock de
croissants, beurre et sans beurre. Alors qu'elle attrape le
dernier, une des clientes apostrophée, prend un air solennel et la
parole:
"
Mademoiselle, je ne sais pas si c'est sous l'effet de consommation de drogues
ou si vous avez réellement des problèmes, mais sachez que votre attitude
est inadmissible et que vous entendrez parler de moi, Mme Veuve
Ikalevinsky, Simone.
- Ah,
ouais, ben moi je ne sais pas si c'est l'excès de connerie ou de vieillesse qui
vous ronge, mais, je peux vous dire que vous n'entendrez plus parler de
moi. Je démissionne, je me tire... Marre de supporter des mamies toutes
la journée pour un salaire de misère. Alors, ciao les vioques. Bonjour
chez vous."
Sur ces
paroles, elle escalade le comptoir, tend le sac d'au moins une vingtaine de
croissants a Samuel et lui dit:
"Vos
croissants, Monsieur... Allez, on se tire. Tu sens pas cette odeur de
moisi?"
Et elle
sort de la boulangerie, faisant signe à Samuel de la suivre. Ce
dernier ajuste le temps de remarquer, avant de refermer la porte
derrière lui, que cette dernière phrase a provoqué un évanouissement de la
vieille aux cheveux violet, et la panique de ses congénères. Ses
croissants dans une main, son skate dans l'autre, cette jeune fille, ma foi plutôt mignonne, a ses côtés,
Sam, encore tout pantois devant tant de rage, s'adresse, finalement,
a celle qui vient, sous ses yeux, de rompre définitivement avec son
travail de façon assez fulgurante:
" Putain...
T' y est pas allé de main morte avec ces mamies. T'a vu? Je crois qu'y a une
qu'est tombé dans les pommes...
-
Franchement, je me fous, répond-elle, toujours en souriant. Je
suis sur qu'elle va s'en remettre. Tu m'étonnes avec tout ce qu'elle va
avoir a raconter... Ca va bien les occuper ces connes...Enfin, un
événement dans le quartier.
Ouais, mais quand même... Toi, doit pas falloir t'emmerder...
- En fait, non. J'ai un caractère de nature calme, limite réservée. Le
genre à sourire en toute situation, quoi que je pense à l'intérieur. J'ai tendance à me résigner, à attendre que ça
se passe, à attendre de jours meilleurs.
Mais la, je ne
sais pas ce qui m'a pris. C'est venu tout seul. Ce que d'habitude je pense en
moi-même, sans ne laisser rien transparaître
à l'extérieur, qu'un sourire dentifrice, là, je l'ai formulé à voix haute en ne
pensant à rien. C'est bizarre, mais c'est sorti comme ça...
"Au
fait, moi c'est Isabelle." Et décrochant le badge éponyme de son corsage,
elle le tend à Samuel: " Ben, moi, c'est Sam.
Enchanté.
-,Te te
jure, Sam, ça fait un bien fou! Je viens de renaître, la. Je me sens
différente. Une nouvelle Isa. Finie, la potiche. Merde, on n'a qu'une
vie... Sérieux, je ne vais pas gâcher ma jeunesse à servir la vieillesse. Ah,
quel soulagement! T'as jamais eu envie, toi, de cesser d'être passif, de
devenir actif, d'aller jusqu'au bout des choses?
- Ben, tu sais, moi, j'ai
jamais eu trop l'occasion d'être passif. Je ne sais pas si je vais, comme tu
dis, jusqu'au bout des choses, mais
j'évite, au maximum, de rester inactif...
- Tu m'as l'air plutôt calme pour
quelqu'un de si actif..
-Hey, j'me réveille,
moi, et puis t'avouera que d'assister à un tel truc, ça laisse sur le cul, non?
- Ah, ça, les vieilles, elles le sont, sur le cul... Ah... ah...
Sinon tu fais quoi, toi, comme boulot? - Moi?
J'suis étudiant, en histoire, principalement...
- Ah bon? T'as quel âge?
- Moi, 22, ment-il, et toi?
- 23
Tiens, je
l'aurais cru plus jeune. J’aurais presque pu lui avouer mes 27 ans. Tant pis...
Ignorant
la pensée de son interlocuteur, elle continue:
"Moi, depuis peu, je
suis chômeuse... Tiens pour fêter ça, je te paie un café, avec les
croissants... - Ben, écoute, j'aurai bien
voulu, cela aurait été avec plaisir, mais je crois que ça va être pas
possible... " Un bref silence,
puis, Sam, reprend:
" C'est bête, on
m'attend, déjà, avec ces croissants...
- Ah, ouais je comprends,
répond Isabelle, un peu déçue, baissant, du même coup, l'intensité de son
sourire. - Je sais, c'est con,
approuve Sam, tout en se demandant s'il n'aurait pas du accepter la proposition
de cette demoiselle, qu'il trouve, d'ailleurs, charmante et qui semble éprouver
semblable sentiment a son égard.
- Bon, ben ça sera pour une autre fois, réplique-t-elle, à nouveau
enjouée, comme si elle possédait un don de. télépathie, ou plus simplement,
comme si l'émotion de l'étudiant attardé était visible "
Elle
récupère son badge de la main de Samuel, sort un stylo et en dessous de son prénom,
y inscrit son numéro de téléphone, elle la repose, ensuite, la ou
elle l'avait prise, tout en déposant un baiser furtif sur sa
joue:
" Salut, alors. Bon petit dej'. Appelle quand tu
veux, lance-t-elle avant de s'engouffrer dans une bouche de métro devant laquelle ils s'étaient
arrêtés.
- Je n' y manquerai pas, pense Sam, et la regardant
disparaître, déclare à très
haute
voix : "Merci pour les croissants", pas du tout
persuadé, qu'au milieu des bruits de la rue, son remerciement lui soit parvenu.
Mais bon, c'est l'intention qui
compte.
Puis il
reprend sa route, en marchant.
Fais chier. Une montée, pas moyen de rider.
Bon, finalement, je m'en tire pas trop mal de
cette balade matinale (en plein après-mid).. D'abord j'ai eu droit a un spectacle rare de rébellion, puis à des croissants gratos
et pour finir le numéro de téléphone d'une jeune fille.
Rien que
du sympathique... Et puis, y'a Kristina qui m'attend dans son appartement.... J'espère qu'ils ont faim, là- haut, parce qu'on a
des croissants pour tout le week-end, là….